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Dans un monde saturé d’informations, où la prise de décision rapide est souvent privilégiée au détriment de la réflexion approfondie, la capacité à évaluer de manière rigoureuse ce qui mérite d’être cru ou entrepris devient une nécessité impérieuse. Cette capacité ne peut se reposer sur l’intuition ou l’habitude ; elle demande une réflexion organisée, soutenue par une analyse rigoureuse. C’est là qu’intervient ce que l’on appelle la pensée critique.
La pensée critique désigne un processus intellectuel visant à évaluer de manière systématique les faits, les idées, les arguments afin de parvenir à des jugements éclairés. Ce n’est pas une démarche instinctive ni une simple opposition à ce qui est communément accepté ; elle repose sur des méthodes et des critères de rationalité.
Cependant, il est important de ne pas limiter la pensée critique à un ensemble de compétences générales. Si certaines aptitudes transversales sont cruciales, comme l’évaluation des arguments ou la reconnaissance des biais, ces dernières s’articulent avec des connaissances spécifiques à chaque domaine. Dès lors, comprendre comment cette forme de pensée peut être développée et transmise constitue un enjeu central.
Ce texte se propose d’explorer en profondeur la nature et les dimensions de la pensée critique, ainsi que les conditions dans lesquelles elle peut être enseignée, pratiquée et développée.
Définitions
L’usage du terme “critique” dans ce contexte est parfois mal compris. Il ne s’agit pas ici d’une opposition systématique ou d’une démarche négative, mais d’une évaluation rigoureuse visant à déterminer la validité des idées en question. Loin d’être destructrice, la pensée critique cherche à affiner et approfondir notre compréhension des sujets complexes.
L’histoire de la pensée critique remonte à la philosophie grecque antique1, mais elle a été largement théorisée au cours du 20e siècle. Aujourd’hui, de nombreuses définitions académiques de ce concept coexistent, chacune offrant une perspective spécifique.2 Toutefois, ces définitions convergent autour de certains points essentiels, notamment le rôle central de la raison et de la réflexion dans le processus de prise de décision et de formation des croyances.
Une définition courante
Une des définitions les plus souvent citées est celle de Robert Ennis, qui décrit la pensée critique comme étant une “pensée raisonnable et réflexive, qui vise à décider que croire ou faire”.3 Cette définition souligne deux aspects fondamentaux : d’une part, l’importance de la raison4, et d’autre part, l’aspect réflexif, qui permet à l’individu d’analyser sa propre manière de penser afin de corriger les biais éventuels.5
La pensée critique a donc deux finalités : une épistémique, qui consiste à déterminer ce qu’il convient de croire, et une instrumentale, qui concerne ce qu’il faut faire.6
D’autres définitions
Bien que les définitions de la pensée critique puissent varier, avec au moins 14 propositions académiques différentes7, elles ne constituent pas des idées contradictoires, mais plutôt des visions complémentaires.8 Ces conceptions se rejoignent sur des aspects fondamentaux et partagent des bases communes9, bien que certains détails, comme la place accordée aux aptitudes par rapport aux dispositions ou la portée générale de la pensée critique, puissent différer.10
L’essentiel de la pensée critique ne réside pas seulement dans la définition conceptuelle, mais dans les standards que doivent satisfaire les processus de raisonnement.11 Ces critères, définis par la rigueur logique et la cohérence argumentative, sont au cœur de l’exercice critique, quels que soient les domaines ou les contextes d’application.
Note sémantique
En anglais, critical thinking regroupe à la fois des dispositions et des aptitudes intellectuelles (voir section suivante). En français, les termes pensée critique et esprit critique sont souvent utilisés de manière interchangeable. Néanmoins, esprit critique semble mieux correspondre aux dispositions intellectuelles (ou habits of mind12), tandis que pensée critique désigne un ensemble plus large incluant également des aptitudes cognitives et des connaissances spécifiques. C’est pourquoi je préfère traduire critical thinking par pensée critique pour refléter cette complexité.
Dispositions et aptitudes
L’exercie de la pensée critique est rendu possible par des dispositions, qui sont des traits intellectuels, ainsi que par des aptitudes, qui sont des compétences concrètes.
Dispositions
Les dispositions, souvent qualifiées de “vertus intellectuelles” par certains auteurs13, désignent les habitudes de pensée et les attitudes mentales qui facilitent l’adoption d’une posture critique. Ces dispositions jouent un rôle causal dans la formation d’un penseur critique.14 On distingue généralement deux grandes catégories14 : les dispositions initiatrices, qui déclenchent le processus de réflexion critique, et les dispositions internes, qui en assurent la rigueur et la cohérence une fois celui-ci amorcé. Certaines dispositions peuvent remplir les deux fonctions à la fois, initiant et soutenant la réflexion critique tout au long de son développement.
Dispositions initiatrices
Les dispositions initiatrices15 sont essentielles pour enclencher le processus de pensée critique. Parmi celles-ci, l’attention permet de reconnaître les questions nécessitant une évaluation approfondie, en s’appuyant sur une observation minutieuse de son environnement, des informations disponibles et de ses propres croyances. L’habitude d’investigation incite à chercher des réponses de manière rigoureuse, tandis que la confiance en soi et le courage permettent de surmonter la peur de remettre en question et développer une pensée autonome.
Parallèlement, l’ouverture d’esprit incite à réévaluer des croyances établies en considérant des perspectives alternatives. La volonté de suspendre son jugement permet d’éviter des conclusions hâtives, offrant le temps nécessaire pour examiner les diverses options possibles. Une confiance dans le raisonnement est également cruciale, en tant que moyen de parvenir à des conclusions fondées et rationnelles. Enfin, la recherche de la vérité oriente l’individu vers une quête constante de clarté, loin des biais personnels et des préjugés.
L’absence de l’une ou de plusieurs de ces dispositions peut considérablement entraver la capacité d’un individu à mener une réflexion critique.
Dispositions internes
Les dispositions internes16 constituent un ensemble de traits intellectuels essentiels pour maintenir une réflexion critique rigoureuse et cohérente tout au long du processus d’évaluation. Certaines dispositions, telles que l’ouverture d’esprit et la volonté de suspendre son jugement, agissent à la fois comme initiatrices et comme garantes de la qualité du raisonnement. L’équité intellectuelle17 exige une attention impartiale aux différents points de vue, ainsi qu’une quête active de preuves contraires à ses propres croyances. Elle s’accompagne d’une responsabilité intellectuelle18, engagement moral à conduire une réflexion honnête et rigoureuse.
L’honnêteté quant à ses propres biais, qu’ils soient égocentriques ou sociocentriques, est également cruciale pour échapper à une pensée déformée par des préjugés. La prudence incite à ne pas tirer de conclusions hâtives en l’absence d’arguments solides, tandis que la volonté de réviser ses opinions assure que le penseur est prêt à modifier ses jugements à la lumière de nouvelles informations ou réflexions.
D’autres dispositions, telles que la persévérance intellectuelle19, permettent de surmonter les obstacles dans la quête de la vérité, tandis que l’indépendance d’esprit20 favorise une pensée libre des pressions extérieures. Le souci de rester bien informé et la flexibilité21 dans la considération des alternatives renforcent cette réflexion, tout comme la capacité à organiser les informations complexes avec ordre, et à maintenir la concentration22 sur la question en cours.
Enfin, des qualités comme la recherche de précision, la recherche et proposition de raisons solides23 et l’humilité intellectuelle24, qui consiste à admettre ses limites et à constamment remettre en question ses certitudes, sont des éléments clés qui renforcent la robustesse du raisonnement critique.
L’absence d’une ou plusieurs de ces dispositions peut sérieusement compromettre l’efficacité de la pensée critique chez un individu.
Aptitudes
Les aptitudes25 jouent un rôle fondamental dans l’exercice de la pensée critique.26 Elles constituent un ensemble de compétences spécifiques qui permettent de mener des actions concrètes au service du raisonnement critique.
Parmi celles-ci, les aptitudes d’observation sont cruciales pour recueillir et évaluer avec précision les informations sensorielles, en tenant compte des facteurs susceptibles d’altérer la fiabilité de ces observations. Cette compétence inclut la distinction entre observation directe et inférence, ainsi que l’évaluation de la crédibilité des rapports d’observation. D’autre part, les aptitudes émotionnelles permettent d’identifier et de réguler les émotions telles que la perplexité ou la satisfaction, en veillant à ce qu’elles ne nuisent pas au processus de réflexion critique, notamment dans un cadre collaboratif.
Les aptitudes à poser des questions jouent également un rôle essentiel. Elles consistent à formuler des interrogations claires et précises, tout en évitant d’introduire des biais ou des présupposés, et en utilisant un langage adapté au contexte. De même, les aptitudes imaginatives permettent de générer des explications alternatives et d’envisager différentes options dans des situations complexes, renforçant ainsi la portée des décisions critiques.
Les aptitudes inférentielles permettent de tirer des conclusions à partir des informations disponibles et d’évaluer le degré de certitude qui en découle. En parallèle, les aptitudes à l’expérimentation, indispensables dans la recherche scientifique comme dans la vie quotidienne, permettent de concevoir et de mener des expériences fiables.
D’autres compétences, telles que les aptitudes de consultation, facilitent la recherche et l’évaluation de sources d’information pertinentes, tandis que les aptitudes à l’analyse des arguments aident à déceler la validité des positions examinées. Les aptitudes au jugement et à la prise de décision permettent de déterminer quelles conclusions tirer des preuves disponibles, en lien avec les aptitudes inférentielles précédemment mentionnées.
Ces compétences se complètent avec les aptitudes à identifier les présupposés, qui permettent de déceler et évaluer les hypothèses implicites ou explicites dans un raisonnement, garantissant ainsi que les bases d’une discussion soient examinées avec rigueur. De même, les aptitudes à construire et évaluer des définitions jouent un rôle clé en clarifiant les concepts et en vérifiant la pertinence des termes employés dans un contexte critique donné.
Généralisabilité et Transversalité de la Pensée Critique
La question de la généralisabilité de la pensée critique, c’est-à-dire la possibilité d’appliquer ses dispositions et aptitudes à des domaines variés, est centrale dans son étude. Peut-on considérer la pensée critique comme universelle, ou est-elle dépendante des spécificités propres à chaque champ disciplinaire ? Cette interrogation est étroitement liée à la notion de transférabilité : dans quelle mesure les compétences critiques peuvent-elles être mobilisées dans des contextes distincts ? Certaines bases de la pensée critique semblent transcender les limites disciplinaires, mais à quel point ces bases sont-elles universelles ?
En réalité, il semble difficile de concevoir la pensée critique comme entièrement générale et applicable de manière uniforme à tous les domaines.27 La simple possession de dispositions et d’aptitudes critiques ne suffit pas pour en garantir l’exercice dans des contextes variés. Elle requiert en réalité une connaissance approfondie des spécificités propres à chaque discipline.
Les aptitudes critiques ne sont opérantes que lorsqu’elles s’appuient sur une base de savoirs contextuels, et les normes épistémologiques varient d’un domaine à l’autre. Par exemple, en physique ou en histoire, la pratique de la pensée critique repose non seulement sur des connaissances dans ces disciplines, mais aussi sur la compréhension des critères spécifiques à une pensée rigoureuse dans ces contextes particuliers.28
Bien que les critères du raisonnement correct varient selon les disciplines, il serait erroné de conclure que ces critères diffèrent systématiquement. En effet, certaines normes restent communes à plusieurs domaines. À l’inverse, des variations peuvent se manifester au sein même d’une discipline, entre différentes branches. Cette complexité souligne la nécessité d’éviter une vision simpliste des critères épistémologiques applicables aux différentes disciplines.29 Il convient toutefois de noter que ces différences ne remettent pas en cause un cadre épistémologique partagé entre les champs, qui sert de socle à l’exercice de la pensée critique.30
Enfin, au-delà des spécificités disciplinaires, certains domaines transversaux soutiennent l’exercice de la pensée critique, quelle que soit la discipline. Parmi ces domaines, on peut citer la logique formelle et informelle, l’étude de l’argumentation, la psychologie cognitive, la philosophie du langage, la philosophie des sciences, l’épistémologie, et les statistiques.31
Argumentation
La pensée critique et l’argumentation partagent des bases méthodologiques et conceptuelles communes, ainsi que certains objectifs.32 L’argumentation, qu’elle soit étudiée à travers la logique informelle, la pragma-dialectique ou d’autres cadres théoriques, constitue un outil essentiel pour examiner, structurer et évaluer les raisons qui justifient un jugement ou une position. En ce sens, elle est indissociable de tout développement sérieux de la pensée critique.33
L’argumentation fournit des outils spécifiques qui renforcent la pensée critique à plusieurs niveaux. La logique informelle, par exemple, permet d’analyser la structure des arguments, leur cohérence interne et la validité des inférences qu’ils contiennent.34 La pragma-dialectique, quant à elle, met l’accent sur les interactions discursives et l’importance des règles de communication dans les débats, favorisant une évaluation rationnelle des arguments dans un cadre dialogique.35 Ces approches montrent que l’argumentation, en tant que méthode systématique, permet d’identifier et de corriger les erreurs de raisonnement, améliorant ainsi l’efficacité de la pensée critique.
L’argumentation introduit également une dimension réflexive et méta-cognitive cruciale. En apprenant à évaluer les arguments d’autrui tout en construisant les leurs, les individus sont amenés à adopter une posture de remise en question. Ils anticipent ainsi les objections potentielles et renforcent la robustesse de leurs propres raisonnements.36
Critiques, limites et points d’attention
Critiques infondées
Certaines critiques37 simplistes ou idéologiquement biaisées de la pensée critique reposent sur des malentendus ou des distorsions volontaires. Elles suggèrent que la pensée critique servirait d’instrument d’endoctrinement idéologique, notamment en imposant des perspectives politiques particulières sous le couvert de la neutralité. Certains critiques avancent également l’idée que la pensée critique n’est qu’une mode superficielle dans le monde de l’éducation, dépourvue de contenu substantiel.
Ces accusations reposent au mieux sur une mécompréhension des objectifs réels de la pensée critique. Loin de promouvoir le conformisme, elle vise à encourager une évaluation rigoureuse des idées, fondée sur des critères rationnels et ouverts à des perspectives diverses. Loin d’imposer une idéologie, elle se concentre sur l’autonomie intellectuelle et l’évaluation des arguments sur la base de faits et de preuves.
Enfin, ces critiques prétendent que la pensée critique évite les questions morales ou spécifiques. En réalité, elle incite les individus à formuler des jugements éclairés sur des questions complexes sans imposer de cadre dogmatique. Ces objections, souvent caricaturales, ne méritent pas une attention prolongée car elles s’attaquent à une version déformée de ce qu’est véritablement la pensée critique.
Limites
Bien que la pensée critique soit un idéal fondamental, elle présente plusieurs limites importantes. D’abord, l’accès à la pensée critique varie grandement selon des facteurs comme le temps libre, le capital culturel ou le milieu socio-économique. L’investissement intellectuel qu’elle requiert n’est pas toujours à la portée de tous, et cette disparité risque d’accentuer les inégalités en matière d’éducation et de réflexion critique.38
Ensuite, la pensée critique ne s’applique pas de manière universelle. Dans des situations où il n’y a pas d’enjeu décisionnel ou de conséquences concrètes, sa pertinence est réduite. Si aucune décision ne doit être prise, ou si l’analyse rationnelle est peu nécessaire, la pensée critique peut s’avérer superflue.39
Enfin, malgré tous les efforts pour l’atteindre, la pensée critique est souvent entravée par des biais cognitifs.40 Ces derniers, profondément enracinés dans nos processus mentaux, influencent notre jugement de manière subtile et parfois inconsciente, rendant difficile l’exercice d’une réflexion parfaitement rigoureuse.41 Malgré une volonté de rationalité, ces biais demeurent une limite inhérente à la pensée humaine.
Biais intrinsèques et groupes dominants
Certaines critiques académiques soulignent que la pensée critique privilégierait des modes de connaissance associés aux groupes dominants, comme la rationalité abstraite, au détriment d’autres formes telles que l’intuition, l’émotion ou l’implication personnelle. Elle serait ainsi accusée de renforcer des biais égocentriques et sociocentriques, en valorisant une distance analytique, et d’occulter la dimension relationnelle et contextuelle de l’apprentissage en accordant une place prépondérante à une objectivité perçue comme détachée.42
Cependant, ces critiques semblent souvent reposer sur une interprétation partielle des théories contemporaines de la pensée critique. Les courants modernes reconnaissent déjà l’importance de l’émotion et de la collaboration dans le processus de réflexion, mais ces éléments sont intégrés comme des compléments nécessaires à la rigueur analytique, et non comme des alternatives. Le cadre rationnel, indispensable à l’évaluation des arguments, inclut aussi une sensibilité aux perspectives d’autrui, tout en s’assurant de la qualité des raisonnements présentés. Par ailleurs, les critiques les plus radicales, qui remettent en question la légitimité même des critères rationnels, ignorent souvent le caractère dynamique et auto-correctif de ces principes, qui évoluent en réponse aux critiques et se fondent sur des traditions d’enquête critique largement partagées et non sur des constructions arbitraires au service de groupes particuliers.42
Ces débats ont mené à des propositions pédagogiques encourageant une approche plus “engagée”, dans laquelle les échanges dialectiques entre points de vue opposés sont encouragés, tout en prenant en compte les dimensions émotionnelles et sociales du processus critique. Cette évolution vise à rendre la pensée critique plus inclusive, sans pour autant renoncer à l’évaluation rigoureuse et rationnelle des arguments, essentielle à toute réflexion éclairée.
Approche par les raisonnements fallacieux
L’approche répandue de la pensée critique, qui met l’accent sur la détection des raisonnements fallacieux, présente plusieurs limites importantes. Cette méthode tend à privilégier l’apprentissage d’une liste d’erreurs types, sans permettre une compréhension profonde des principes qui fondent un raisonnement correct. En se concentrant sur l’identification de catégories fixes d’erreurs, on risque de négliger la complexité du raisonnement dans son ensemble et d’adopter une posture d’autorité épistémique injustifiée. Une approche plus pertinente consisterait à enseigner les règles fondamentales du raisonnement valide. Cela permettrait non seulement de détecter les écarts par rapport à ces normes, mais aussi d’encourager une analyse critique plus nuancée, où les raisonnements fallacieux sont examinés dans un contexte plus large et dialectique.43
Contextualité
La pensée critique ne se réduit pas à l’application mécanique de méthodes ou de schémas préétablis. Elle repose sur une appropriation active des concepts et des outils intellectuels, permettant de les mobiliser avec discernement en fonction de contextes spécifiques. Cette capacité d’adaptation est essentielle pour examiner en profondeur les informations, explorer un sujet sous différents angles et établir des connexions pertinentes. Chaque situation requiert une approche réfléchie et adaptée, car les exigences du raisonnement varient selon les domaines et les problématiques.44
Illusion de neutralité
Un aspect souvent sous-estimé dans l’enseignement et la pratique de la pensée critique est l’illusion de la neutralité ou de l’objectivité absolue, voire l’idée d’une approche dénuée de tout biais idéologique. Cette perception peut conduire à une fausse impression d’impartialité, où l’on croit évaluer les arguments de manière purement rationnelle, sans reconnaître l’influence des cadres culturels, sociaux et politiques qui façonnent nos raisonnements. Les normes épistémologiques et les critères de validité d’un raisonnement sont en effet ancrés dans des contextes historiques et sociaux spécifiques, ce qui signifie qu’aucune approche critique n’est totalement exempte d’influences contextuelles. Prendre conscience de ces biais implicites permet d’éviter une application naïve ou dogmatique des méthodes critiques et d’identifier les forces invisibles qui renforcent les structures de pouvoir dominantes. En adoptant une posture réflexive face à cette illusion de neutralité, il est possible d’exercer une pensée critique plus rigoureuse, consciente de ses propres limites et des influences qu’elle subit.45
Perspectives de développement et d’enseignement
Le développement des dispositions critiques, telles que la curiosité intellectuelle ou l’ouverture d’esprit, ne saurait se limiter aux environnements institutionnels. Ces qualités requièrent des contextes où elles peuvent être nourries, mais aussi un espace pour se confronter à des idées nouvelles et diversifiées. Dans cette perspective, la pensée critique, loin de se cantonner à une sphère purement théorique, doit être cultivée au quotidien, à travers des interactions régulières avec des défis intellectuels concrets. C’est dans la pratique que les dispositions et aptitudes critiques trouvent leur pleine expression et résilience, en s’adaptant continuellement à des environnements changeants.
L’un des enjeux fondamentaux est le développement continu de la pensée critique face aux nouvelles réalités, qu’il s’agisse des progrès scientifiques, des débats publics ou des enjeux éthiques contemporains. La pensée critique est, en ce sens, un processus adaptatif, où les normes intellectuelles déjà établies doivent constamment être remises en question et ajustées pour rester pertinentes. Cette flexibilité est cruciale pour affronter les complexités des sociétés modernes, qui nécessitent des outils critiques toujours plus sophistiqués et nuancés.
Quant à l’enseignement de la pensée critique, il reste à déterminer dans quelle mesure les méthodes pédagogiques doivent elles-mêmes évoluer en fonction des spécificités contextuelles ou si des approches transversales peuvent être généralisées. Il semble pertinent de privilégier des méthodes d’apprentissage qui mettent à l’épreuve les compétences critiques à travers des situations concrètes et variées, permettant de renforcer non seulement la rigueur méthodologique mais aussi la capacité à ajuster et affiner ses raisonnements dans des environnements en constante évolution.
Conclusion
En somme, la pensée critique se révèle être un processus à la fois complexe et nuancé, mobilisant des dispositions et des aptitudes spécifiques dont l’application varie en fonction du contexte. Les réflexions proposées ici ont permis d’explorer ses définitions, ses composantes et les défis qu’elle pose, notamment en ce qui concerne sa généralisation à travers différents domaines. Toutefois, il apparaît évident que le développement de la pensée critique ne peut se limiter à une simple acquisition de compétences ; il s’agit plutôt d’un processus dynamique, en perpétuelle évolution.
Les perspectives de développement et d’enseignement de la pensée critique soulèvent également de nombreuses questions qui méritent une exploration approfondie. Comment créer des environnements où ces dispositions et aptitudes peuvent s’épanouir de manière durable ? Comment accompagner leur évolution dans des contextes de plus en plus complexes et diversifiés ? Ces interrogations, qui invitent à une réflexion continue, seront traitées dans des articles à venir, avec des exemples concrets et des méthodes spécifiques pour nourrir la pensée critique dans des contextes variés.
Ainsi, loin d’être une simple technique figée, la pensée critique se présente comme un outil indispensable pour naviguer dans un monde toujours plus complexe, où la capacité à analyser, évaluer et s’adapter aux informations et aux débats est essentielle pour les citoyens d’aujourd’hui.
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Il est souvent affirmé que la pensée critique trouve ses origines chez Socrate au 5ᵉ siècle avant notre ère, et que le terme “pensée critique” (“critical thinking”) a été introduit par John Dewey en 1910. Cependant, ce concept remonte au moins aux philosophes présocratiques des 6ᵉ et 5ᵉ siècles avant notre ère, et le terme “pensée critique” a été employé par Dewey avant 1910, ainsi que par d’autres auteurs antérieurs. Néanmoins, John Dewey a effectivement joué un rôle clé dans l’élaboration d’un cadre théorique solide pour l’étude de la pensée critique. Voir Lau2024. ↩︎
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Les différentes définitions académiques de la pensée critiques peuvent être vues comme différentes conceptions d’un même concept, c’est-à-dire différentes propositions d’implémentation de ce concept. Voir Ennis2016, pp.10-12. ↩︎
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Traduction libre de “reasonable reflective thinking that is focused on deciding what to believe or do”. Voir Ennis2016, p. 8. ↩︎ ↩︎
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La raison est une faculté humaine de recherche de la vérité et de résolution de problèmes, produisant des résultats intellectuellement fiables, notamment via les standards et méthodes de la logique. Voir Honderich2005, p. 791 ; ProudfootLacey2010, p. 341. ↩︎
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Il s’agit d’une démarche de méta-cognition, c’est-à-dire que le penseur est capable de réfléchir sur sa propre manière de penser et de corriger ses biais ou faiblesses pour atteindre un raisonnement plus précis et adapté. Voir Hitchcock2017, pp. 425, 484. ↩︎
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Pour une discussion sur cette distinction, et pourquoi une rationalité épistémique ne se réduit pas forcément à à cas particulier de rationalité instrumentale, voir Kelly2003. ↩︎
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Voir Hitchcock2017, p.481. ↩︎
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Voir Hitchcock2017, pp.481-482. ↩︎
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Voir BailinEtAl1999a, p.289 ; Hitchcock2017, p. 482. ↩︎
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Voir par exemple BailinEtAl1999, p. 281 ; Hitchcock2024, section 8. ↩︎
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Voir par exemple Siegel2016 ou BailinBattersby2016. ↩︎
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Voir Hitchcock2024, section 8. ↩︎ ↩︎
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Voir Hitchcock2024, section 8.1. ↩︎
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Voir Hitchcock2024, section 8.2. et supplément. Liste non exhaustive. Pour des raisons de concision, seules les dispositions identifiées par deux publications d’auteurs distincts sont listées. ↩︎
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Voir notamment BailinEtAl1999a, p. 294. ↩︎
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La définition est mienne, puisqu’aucune des sources mentionnées par Hitchcock2024, section 8.2. et supplément, ne définit les termes “intellectual responsibility”. Je n’ai pas trouvé d’autres articles ou livres définissant ces termes dans le contexte de la pensée critique, par ces auteurs ou d’autres. Par conséquent, en me basant sur le sens moral de “responsibility” définit dans Honderich2005, pp. 815-816, j’en ai produit cette définition qui me semble en cohérence avec les différentes conceptions de la pensée critique citées dans cet article. ↩︎
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Voir par exemple Battaly2017, p. 3 ↩︎
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Voir par exemple BailinEtAl1999a, p. 295. ↩︎
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Voir notamment Hitchcock2017, p. 486. ↩︎
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Les “raisons” sont à comprendre ici comme des justification valides avancées dans le cadre d’une discussion argumentée. Voir par exemple Hitchcock2017, pp.323-334, 449-452. ↩︎
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Voir notamment Hazlett2016, p.76 ; Roberts2016, pp. 189-190. ↩︎
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Voir notamment Ennis2015, pp. 32-33, 37-44 ; Hitchcock2024, section 9. ↩︎
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La question des aptitudes en pensée critique fait l’objet de débats dans la littérature scientifique. Si certains théoriciens les conçoivent comme des compétences acquises, d’autres (voir notamment BailinEtAl1999, pp. 270-273) soutiennent que les performances en pensée critique ne peuvent être dissociées des connaissances conceptuelles et des principes propres à chaque domaine d’application. Toutefois, l’emploi du terme compétences est jugé acceptable lorsqu’il désigne simplement la capacité à produire des performances intelligentes dans des contextes spécifiques. ↩︎
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Voir notamment McPeck1992, pp.200-204 ; BailinEtAl1999, pp. 278-282 ↩︎
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Voir notamment BailinEtAl1999, p. 281 ; BailinEtAl1999a, pp. 291-293 ; Jones2015, pp. 169-172, 178-181. ↩︎
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Voir notamment Siegel1992, pp. 100-101. ↩︎
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Voir notamment Siegel1992, pp. 102-105. ↩︎
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Voir par exemple Hitchcock2017, pp. 511-512; BailinEtAl1999a, p. 291; VanEemeren2015, pp.21-23. ↩︎
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Voir notamment Andrews2015 ; Hitchcock2017, pp.483-484 ; vanEemerenGarssen2022, pp. 237-238. ↩︎
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Voir notamment Johnson2022, pp. 78-80 ; vanEemerenGarssen2022, pp. 249-251 ↩︎
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Voir Hitchcock2017, pp. 437-438, 447-448. ↩︎
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Voir VanEemeren2015, pp. 149-152. ↩︎
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Voir notamment Johnson2022, pp. 78-80. ↩︎
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Voir par exemple Critical Thinking: Not all that critical, Against Critical Thinking, The Case Against the Cult of Critical Thinking ou encore Let’s stop trying to teach students critical thinking. ↩︎
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En référence à la définition d’Ennis donnée au début de l’article: Pensée raisonnable réflexive qui vise à décider que croire ou faire.3 ↩︎
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Les biais cognitifs sont des erreurs de jugement fréquentes, causées par des dispositions psychologiques et des influences contextuelles, agissant de manière subtile, voir inconsciente. Voir Lau2015, p. 381. ↩︎
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Voir par exemple Maynes2015. ↩︎
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Voir notamment BailinSiegel2003, pp. 190-192. ↩︎ ↩︎
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Voir notamment Hundleby2010 ; Paglieri2016 ; Hitchcock2017, pp. 401-408. ↩︎
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Voir notamment PithersSoden2000, pp. 241-244. ↩︎
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Voir notamment DalgleishEtAl2017. ↩︎
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